Au-delà des personas, les modèles d’usage

Sphères
11 min readApr 25, 2019

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Notre monde est complexe de par les réseaux qui y existent, les interconnexions qui s’y créent et évoluent mais aussi les phénomènes mécaniques et humains qui s’entrecroisent. Une partie du travail du designer est de tenter de reconnaître et de décrire les interactions entre les usagers et les systèmes et donc de comprendre les enchevêtrements entre ces systèmes rationnels et non-rationnels.

Pour concevoir de nouveaux produits et de nouveaux services, la démarche centrée sur l’humain permet de révéler une compréhension fine des utilisateurs, mais également du contexte et de l’environnement dans lesquels ils évoluent. Cette approche permet tout au long de la conception de mieux répondre aux différents enjeux humains afin de faciliter l’adoption et la récurrence d’usage du produit et/ou service.

La recherche utilisateur, qui est un des domaines d’activité du design, permet justement de définir puis de représenter les environnements, les situations, les contextes et les interactions des utilisateurs, ce qui nous donnera une image de l’utilisateur lui-même.

Représenter les utilisateurs : environnement, contexte et situation

Il existe de nombreux outils pour mener une phase de recherche utilisateur. Ces outils permettent de définir et de représenter ces utilisateurs, d’identifier leurs activités et leurs tâches, de comprendre leurs interactions avec les différents éléments qui composent leur environnement à un instant donné mais également dans le temps. Personas, segmentations de marché, carte d’empathie, “jobs to be done », parcours… chacun possède de nombreuses mises en forme. L’objectif de ces outils est de « modéliser » les utilisateurs dans le but de concevoir les composantes d’une expérience réussie. Chaque outil est teinté d’une orientation (design, marketing, ingénierie, sociologie…), d’une granularité différentes (masse, groupe d’individus, stéréotype, personne réelle…) et d’une temporalité variable (instant donné, période, long terme, projection…).

Dans de nombreux projets des questions se dessinent : comment, dans un contexte donné, comprendre avec précision les comportements d’une grande diversité de personnes ?

Pour une interface métier par exemple, les utilisateurs sont très ciblés et ont des standards d’expériences métiers similaires. Même si leurs standards d’expériences individuels peuvent varier (culture, cognition, handicap…), ils sont tout de même cerclés par les objectifs spécifiques de leurs activités professionnelles.

Imaginons maintenant travailler pour un public très étendu et diversifié, la population française ! Prenons l’exemple d’un de nos projets pour une banque française où nous avons travaillé sur la gestion de l’argent au quotidien, dans l’objectif d’imaginer de nouveaux services intégrés dans les espaces bancaires sur mobile. Il faut savoir qu’en France près de 99% de la population est bancarisée, chaque Français est donc susceptible d’utiliser une application bancaire. Une question se pose alors : comment représenter la population française dans l’usage de la gestion d’argent au quotidien ?

La granularité d’un outil comme les personas est trop fine pour recouvrir une proportion intéressante de la population de façon pertinente et précise. Lorsqu’il est bien utilisé, l’outil du persona est très approprié lors de la conception d’un produit ou d’un service. Il aide à se concentrer sur les problèmes et attentes des futures utilisateurs. Mais dans notre cas, il nous semblait très peu indiqué car trop précis pour décrire un très grand nombre de personnes. Un persona est formé de motivations, de valeurs, de frustrations, de désirs, de compétences… Il possède des particularités intrinsèques et est en partie conditionné par son environnement : le persona décrit une personne mais pas les éléments qui construisent son mode de pensée, son comportement, sa façon de faire dans une situation ou un usage.

La segmentation de marché, quant à elle, est un découpage très grosse maille d’individus au fonctionnement spécifique, définie par des caractéristiques marketing (démographie, économiques, style de consommation, comportement face un produit…). Cet outil et les résultats qui en découlent sont très dépendants des données qui ont été choisies puis utilisées. Lors de projets très concrets sur l’étude des usages, nous nous sommes rapidement aperçus que dans une même segmentation, les usages pouvaient être très différents. Les segmentations de marché s’appliquent très bien à un ensemble vaste de personnes mais ne sont donc pas assez précises et pertinentes dans la définition d’un usage.

Nous avons donc pensé à un outil intermédiaire de représentation des utilisateurs qui présente les patterns de comportements et de pratiques qui influencent un usage.

Les modèles d’usage : impacts des systèmes dans les comportements.

“L’homme ne vit que dans une relation permanente avec un environnement.” (Paul Fraisse, 1968)

Pour comprendre les modèles d’usage, il faut tout d’abord se rendre compte des systèmes qui peuvent influencer les comportements d’une personne. Il y a tout ce qui est propre à la personne (ses connaissances, ses états mentaux…) et tout ce qui à trait à l’environnement (le contexte économique, les cercles sociaux…). Ce sont tous ces éléments intrinsèques et extrinsèques à la personne qui agissent sur ses perceptions, ses décisions et ses actes. C’est cela qui provoquera ses comportements face à diverses situations.

L’émergence des comportements

Lorsque nous parlons d’usage, nous parlons de l’utilisation, de l’action, de la façon de faire quelque chose. Gérer son argent au quotidien, organiser une réunion, se déplacer en vacances… Voici des exemples de grands usages qui provoquent de nombreuses situations auxquelles une personne va réagir par des pratiques qui lui sont propres.

Le modèle d’usage peut se définir comme une représentation de la façon de vivre des situations liées à un usage. Nous ne parlons pas de l’usage d’un objet spécifique mais bien d’un usage au quotidien (dont l’objet peut faire partie).

Une personne qui est face à une situation, se positionne donc d’une certaine manière et met en place des pratiques en fonction de ses caractéristiques intrinsèques (compétences, croyance, confiance en soi…) mais également extrinsèques (capital social, financier, politique, social…).

Le comportement d’une personne face à un usage et ses situations associées constitue un ensemble de pratiques

Comme les personas, les modèles d’usage sont des outils de conception. Avec le modèle d’usage nous ne nous concentrons plus sur une personne en tant qu’individu isolé ayant un âge, des compétences, des centres d’intérêt… mais sur la compréhension de ses comportements et de ses pratiques face à un usage dans l’espace et le temps.

Cet outil est un cadre, il permet de recentrer les personas sur l’usage qui nous intéresse et de comprendre les causes de leurs pratiques face à cet usage. En nous forçant à mieux définir l’usage et les caractéristiques qui le forment, nous deviendrons plus précis dans la conception de produits ou de services.

Pour chaque usage, une personne possède un modèle d’usage associé

Si nous nous concentrons désormais sur un usage donné (ex. : gérer son argent au quotidien), chaque personne peut posséder un, voir plusieurs modèles d’usage. En effet, le modèle d’usage n’est ni permanent ni exclusif, il est malléable. Une personne peut consciemment ou non changer de modèle au fil du temps ou des différents moments de sa vie. Elle peut également accumuler plusieurs modèles d’usage (un modèle dans sa vie privée et un autre dans sa vie professionnelle par exemple) car l’environnement change.

Pour un usage défini, une personne peut posséder plusieurs modèles d’usage différents en fonction des situations

Serge Proulx, qui retrace les évolutions des études sur les usages, évoque en effet la variabilité des logiques d’actions en fonction des situations et du temps : « Les agents possèdent des identités plurielles en fonction des types de situations (conjugale, familiale, au travail, dans des lieux publics) (Lahire, 2001). Les agents effectuent des passages (plus ou moins rapides) entre diverses logiques d’action et divers régimes d’engagement selon leurs déplacements entre les divers types de situations (Thévenot, 2006 ; Corcuff, 2007). »

Les modèles d’usage : principes et évolution

Le modèle d’usage se construit à partir d’un usage impliquant un panel important d’utilisateurs. Il faut ensuite décortiquer cet usage, son environnement pour définir des patterns dans les comportements et pratiques des individus vivant cet usage.

La première étape est de rencontrer de nombreuses personnes autour d’un sujet lors d’entretiens, d’ateliers, sondages… Il faut essayer de comprendre leurs modèles mentaux. Comment une personne voit-elle et vit-elle un usage ? Quelles sont ses pratiques et pourquoi ?

L’objectif du modèle mental est de remarquer des motifs, des caractéristiques communes, des éléments influençant leur usage. De façon empirique, il faut faire émerger les caractéristiques communes des différents comportements et pratiques liés à un usage et définir des indicateurs pour chacune de ces caractéristiques.

Nous procédons en écrivant tous les mots clés qui ont été évoqués lors de la phase de recherche utilisateur en constituant des regroupements entre les notions proches. Pour finir nous sélectionnons les caractéristiques qui nous semblent les plus pertinentes et nous leur associons des critères.

La représentation de ce processus est la fiche modèle d’usage. Elle est constituée d’un résumé du modèle qui est une explication concise du mode de fonctionnement des personnes dans cet usage. Nous avons également associé des personas pour bien montrer que 2 personas différents peuvent avoir le même modèle d’usage. Ces personas ont été construits suite à la rencontre de clients. Ensuite viennent les caractéristiques directement liées à l’usage (ici par exemple : la surface financière, la diversité des comptes…) et d’autres plus générales qui ont cependant un fort impact sur les pratiques au sein de cet usage (perception de l’avenir, confiance en soi…). Enfin, une liste des besoins spécifiques que les personnes ayant ce type de modèle d’usage peuvent rencontrer.

Exemple de modèle d’usage
Exemple d’un persona associé au modèle d’usage présenté ci-dessus

Avant même de parler de conception concrète, travailler sur ces modèles d’usage nous permet de nous rendre compte de la diversité et de l’étendue des pratiques et des comportement liés à un usage. Certains usages impliquent de nombreuses pratiques alors que d’autres sont très restreints, cela nous donne une notion de périmètre de l’usage. À nous de décider de rester ou non dans ce périmètre, de provoquer de nouvelles pratiques ou au contraire d’en conforter certaines. Comme les personas mais à une autre échelle, ces modèles d’usage permettent également d’adresser ce qui a été conçu ou ce qui sera conçu.

Un aspect intéressant des modèles d’usage est leur utilisation dans la scénarisation. Si nous avons un persona qui utilise un modèle d’usage donné, nous avons beaucoup de matière pour créer des scénarios d’usage plus pertinents. Nous pouvons nous baser sur une compréhension plus fine du contexte de l’usage et des réactions utilisateurs associées.

Nous construisons nos modèles d’usage de façon empirique, ils ne sont pas construits via des statistiques existantes. Notre objectif est de les confronter à la réalité du terrain pour les valider, les invalider ou les renforcer. Une vérification et complétion via les données de l’entreprise seraient pertinentes. Dans quelle mesure existent ces modèles d’usage, peut-on les préciser et est-on passé à côté de modèles d’usage non décelés ? La définition des usages et leur catégorisation doivent être nourris par les données des entreprises tout en respectant les règles de protection de la donnée. Design, data, éthique.

Mais comme l’évoque Serge Proulx dans un article retraçant l’évolution des études sur les usages, il ne faudrait pas tomber dans “ce mouvement d’extrême quantification, un risque d’effacement de l’importance de la théorie au détriment d’une nouvelle croyance idéologique qui voudrait que les données existent en soi, indépendamment des modèles théoriques et méthodologiques qui les ont fait se constituer (Burrows et Savage, 2014).” Il ne faudrait pas réduire l’utilisateur à une série de données vide de sens. Notre objectif est plutôt un enrichissement mutuel.

Pour conclure

En tant que designer, il faut se poser les questions des outils et méthodes que nous utilisons en fonction de la situation. Ce que nous proposons n’est pas une révolution, d’autres disciplines déploient des réflexions du même ordre (psychologie, sociologie, informatique…), il s’agit seulement de matérialiser nos observations pour améliorer notre travail en conception. L’objectif de cet article est de partager pour faire progresser cette notion de modèle d’usage, de découvrir ce que d’autres ont pu faire dans cette voie, d’améliorer l’outil en tant que tel ainsi que sa construction.

Au départ les modèles d’usage nous ont été utiles pour représenter un panel d’utilisateurs très vaste. Nous voulions un outil plus large que le persona et plus précis qu’une segmentation de marché pour représenter les pratiques de 67 millions de Français.
Cette réflexion sur la granularité des représentations est importante. Cet outil permet de dépasser les notions de tâches et d’activités de l’utilisateur pour se concentrer sur les comportements et les pratiques au sein d’un environnement en évolution constante. Il faudrait également développer le rôle et le fonctionnement des modèles d’usage lors de la création de scénarios d’usage.

Cet outil n’est évidemment pas parfait car nous ne travaillons pas un matériau mécanique, nous ne décrivons pas la réalité dans sa complexité, nous tentons seulement de définir un périmètre pour orienter notre travail de conception. Il y a beaucoup d’intuition dans la construction de cet outil. Intégrer les données des entreprises pour confirmer ou infirmer nos hypothèses serait judicieux et pourrait également nous aider dans la modélisation de ces modèles d’usage.

Nous continuerons à tester et améliorer cet outil, plus particulièrement dans la création de nouveaux scénarios d’usage et l’impact de la donnée dans ces modèles d’usage. Ces thèmes feront l’objet d’une suite à cet article.

Auteurs

Solène BELLEGO : Lead Service Designer

Thomas NICOT : Senior Service Design Strategist & Co-fondateur de Sphères.

Mikkel KORTSEN : Visual Communication Designer

Références

Breviglieri M. (2007), « L’usage, le design et l’architecture. L’éthique professionnelle dans la conception d’un monde habitable », Les ateliers de la recherche en design, n° 1, p. 53–59, http://gspm.ehess.fr/docannexe.php?id=1495.

Burrows R., Savage M. (2014), « After the crisis? Big Data and the methodological challenges of empirical sociology », Big Data & Society, April 1, https://doi.org/10.1177/2053951714540280.

Paquienséguy F. (2018), « L’usage, intégré par le design ? », conférence inaugurale du Colloque international de recherche en design organisé par Projekt (EA 7447), « La place de l’usager en Design », Université de Nîmes, 28–30 mars, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01756008/document.

Proulx S. (2015), « La sociologie des usages, et après ? », Revue française des sciences de l’information et de la communication, [En ligne], n° 6, https://doi.org/10.4000/rfsic.1230.

Toniolo A. (2009), « Le comportement : entre perception et action, un concept à réhabiliter », L’Année psychologique, n° 109, p. 155–193, https://doi.org/10.4074/S0003503309001067.

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